Enquête dans les “coffee shops” Des endroits surnaturels, comme détachés de la réalité
Par Mehdi Laaboudi
Des îlots de tranquillité, havres de paix pour fumeurs déjantés, zones franches quasi-imperméables à la législation marocaine. C’est ainsi que peuvent être décrits ces “cafés-fumeries” pareils au Coffee Shops néerlandais. Dans la seule ancienne Médina de Casablanca (Bab Marrakech), 31 “cafés à chichon” ont été répertoriés lors de cette enquête et les autres quartiers populaires de la capitale économique ne sont pas en reste.
Les Pays-Bas ont été pionniers dans la dépénalisation, puis la légalisation du Cannabis Sativa, cette plante communément appelée haschich. Plusieurs autres pays européens (Belgique, Grande-Bretagne, Espagne et Suisse) ont opté pour la dépénalisation et, lors du premier tour des dernières élections présidentielles en France, deux candidats de gauche (N. Mamère et O. Besancenot) se sont prononcés en faveur d’une légalisation contrôlée de cette drogue douce.
Au Maroc, en revanche, les autorités, ainsi que les partis politiques et la société civile ignorent ce débat même si le Royaume est premier producteur et exportateur mondial de résine de cannabis selon certaines statistiques.
Un consommateur de cannabis encourt normalement une lourde peine de prison, couplée à une amende conséquente (versée à la Régie des Tabacs qui se constitue partie civile dans les affaires liées au cannabis). Chaque année, des centaines de procès sont intentés à l’encontre de dealers et trafiquants pris sur le fait et de nombreuses saisies de douane ont lieu. Les autorités sont apparemment intransigeantes lorsqu’il s’agit de consommation de drogues.
Mais, ceci n’est que la face émergée de l’iceberg et la réalité parfois différente.
La face immergée de l’iceberg
Il suffit de se promener dans certains quartiers populaires (à Casablanca, mais aussi dans d’autres villes du Royaume) pour comprendre que le combat mené par l’Etat n’est pas toujours victorieux. La consommation de haschich est tacitement légale au Maroc. Comment expliquer, sinon, le foisonnement de petits cafés, semblables aux “coffee shops” néerlandais et pleins à craquer?
“Je me pose tous les jours ici pour rouler mes pets et les fumer en toute quiétude”, explique Hamza, un habitué d’un petit café de Derb Soltane. Hamza a 23 ans et cela fait plus de quatre ans qu’il fréquente assidûment ce café qui se trouve à quelques encablures seulement du domicile de son dealer de haschich attitré. “J’habite encore chez mes parents et je ne peux fumer à ma guise chez eux. J’ai donc le choix entre fumer dans la rue et venir dans ce café sympathique écouter de la bonne musique et jouer aux cartes avec mes congénères”, ajoute-t-il.
Comme lui, des milliers de jeunes et de moins jeunes fréquentent quotidiennement des “fumeries” de Haschich. Pareils endroits sont facilement reconnaissables à la musique qui y est jouée (essentiellement du reggae et du raï), aux “cumulonimbus” de fumée narcotique et odorante qui y stagnent et aux yeux globuleux et dilatés des consommateurs qui s’y trouvent.
Le mobilier et l’agencement de ces cafés sont sommaires, le service y laisse souvent à désirer et les cafards y sont toujours de la partie. Mais, les clients de ces fumeries ne se plaignent pas de la vétusté et du manque d’hygiène de ces endroits (loin s’en faut!). “Certains arrivent ici dès qu’ils sortent du lit et ne repartent que lorsque nous fermons, complètement assommés par les substances qu’ils ont inhalées”, explique Abdou, tenancier d’un “coffee shop” dans le quartier Bourgogne.
Nuage de fumée narcotique
Dans son “boui-boui”, un café noir coûte quatre dirhams seulement et un verre de thé est facturé trois dirhams. Abdou vend, en outre, des cigarettes (Marquise) et du papier à rouler (Zig-Zag) au détail et peut même envoyer chercher du haschich chez un dealer, moyennant une petite commission en nature, si ses clients en formulent le souhait.
Il n’est donc pas étonnant que pareils commerces aient le vent en poupe (Abdou enregistre en moyenne 450 consommations par jour et ne désemplit jamais), alors que des cafés mitoyens plus traditionnels sont presque toujours vides.
Parfois, certains clients d’Abdou se lèvent et dansent sur des chansons qu’ils aiment particulièrement. Ambiance Jamaïque assurée. Mustapha, la quarantaine bien entamée, demande à Abdou d’augmenter le volume. Il effectue alors des pas de danse sur “Talking Blues”, puis sur “Revolution”, chansons mythiques de Bob Marley. Très vite, le café se meut en piste de danse et quasiment tous les clients dansent et entonnent, dans un anglais très approximatif, les paroles du prophète rasta. Même Abdou se mêle à eux.
C’est à ce moment qu’une personne en uniforme entre dans le café, salue Abdou qui ne s’arrête pas de danser pour autant. En fait, personne ne paraît tourmenté par son incursion. Et pour cause, l’homme en uniforme ne se soucie pas le moins du monde de la présence de substances illicites dans le café. Il se sert un verre d’eau, le boit, puis demande à Abdou de lui servir un café “moitié-moitié”. Il s’assied ensuite à une table. Abdou le rejoint, extrait son “matos” de sa poche et confectionne devant lui un démesuré “jaabouk” (joint réalisé par collage de plusieurs feuilles à rouler) qu’il lui propose d’allumer. L’homme hésite d’abord, jette un coup d’œil furtif sur l’assistance, mais la tentation est apparemment trop forte. Il allume le “monstre”, en tire quelques “taffes”, boit ensuite quelques gorgées de café, fait la bise à Abdou et tire sa révérence.
Abdou expliquera ensuite que ce fumeur en uniforme est son ami d’enfance et qu’ils ont commencé à consommer du cannabis en même temps.
Abdou parle enfin volontiers de sa relation professionnelle avec la police: “Des descentes sont effectuées parfois dans mon café et certains de mes clients, pris en flagrant délit d’utilisation de cannabis, sont parfois appréhendés. Mais, ils ne passent généralement qu’une nuit au poste avant d’être relaxés le lendemain. Il faut comprendre que l’immense majorité de mes clients sont des désœuvrés, des chômeurs. Alors, les policiers préfèrent encore que je les accueille dans un endroit discret, à l’abri des regards, plutôt qu’ils traînent dans les rues à longueur de journée. C’est précisément pour cette raison que mon commerce n’est pas menacé de fermeture à chaque fois qu’on trouve chez moi des consommateurs de haschich”.
Si Noël Mamère présentait, dans son programme électoral, l’idée d’ouvrir des “CannaBistrots” pour réglementer l’utilisation du cannabis en France et en juguler l’aspect délictueux (une étude a montré que plus d’un adolescent français sur deux a déjà fumé, au moins une fois, du cannabis), de nombreux tenanciers de cafés mettent en pratique cette idée depuis longtemps déjà au Maroc.
La source: La Nouvelle Tribune, Maroc, hebdomadaire. Ce titre, créé en 1996, fait preuve d’une liberté de ton rare dans la presse marocaine (www.lanouvelletribune.press.ma).