Les bosses du commerce
Avec le temps, lee village nubien de Daraw est devenu l’un des plus importants points de passage en Egypte des caravanes de chameaux en provenance du Soudan. Près de 100 000 habitants dépendent du commerce de cet animal, symbole de richesse et de prestige social.
Par Dina Darwich C’est après un voyage de près de 40 jours que les caravanes de chameaux venues du Soudan arrivent enfin à Daraw. Situé à 30 km au sud d’Assouan, le village est un haut lieu égyptien de vente des camélidés. C’est de là qu’une fois vendus, ils seront repartis dans les autres gouvernorats. On est samedi et le troupeau arrivé le mercredi vient de sortir d’une mise en quarantaine de deux jours. Le temps, pour le vétérinaire, de s’assurer de sa bonne santé. Une fois l’agrément reçu, il pourra être mis en vente.
Malgré une chaleur qui dépasse les 45 degrés, le village grouille de monde. Les marchands sont occupés à attacher l’une des pattes des chameaux à une corde plantée dans le sol. Les clients potentiels admirent stature et démarche des bêtes, deux critères essentiels pour un chameau de bonne race. Hagg Hatem Mahzouz, un vendeur, assène un coup de bâton à chacune de ses 300 têtes. L’agitation dégage un lourd nuage de poussière. «Je cherche à attirer l’attention des acheteurs sur la robustesse de mon troupeau», lance-t-il. Les revendeurs égyptiens, eux, se penchent sur les deux bosses des camélidés. Si elles sont bien dressées, alors l’animal est en bonne santé. Malgré leur instruction limitée, ils semblent détenir une large connaissance des chameaux, puisque d’un simple coup d’œil, ils sont capables de déterminer l’âge et la région d’origine de l’animal. «Les dents du chameau déterminent son âge. Un chameau de 5 ou 6 ans a souvent les incisives qui manquent. Alors que celui qui a entre 10 et 12 ans, ses canines ont déjà poussé. Mais le bon chameau est celui dont l’âge n’a pas dépassé les 4 ans, c’est-à-dire celui qui a encore ses dents de lait», lance doctement Nafie Hamed, vendeur de camélidés depuis plus de 20 ans. Ces animaux sont en fait classés en cinq catégories selon leur âge: howar signifie un bébé chameau d’une semaine, alors que le hachi a un an et que le qauoud en a trois ans. Quant à celui de 4 ans, le plus prisé, on l’appelle gamal (chameau) tandis que le vieux chameau est celui qui a dépassé cet âge. Moustapha Mahmoud, 25 ans, dans le métier depuis 10 ans, parcourt le souk à la recherche d’un troupeau de qualité. «La qualité de l’animal dépend non seulement de la région d’où il provient (donkolawai, une espèce de Donkola; zobaydi, de la région de Zobayda) mais aussi de la réputation de la tribu soudanaise qui l’a élevé. Certaines tribus comme Al-Rozayat, Al-Aydiya, Al-Zaghawa ou Al-Akira sont très réputées pour l’élevage des chameaux», explique Mahmoud. Quant aux prix, ils dépendent de l’offre et de la demande. «Les prix sont très variables. L’hiver est la saison idéale pour ce commerce. La température modérée favorise l’arrivée d’un grand nombre de chameaux. La quantité est plus réduite pendant l’été. Les marchands soudanais hésitent à faire la route sur un sable brûlant», explique Hagg Hassan Ammar, un des grands commerçants de Daraw. Une aventure dans le désert Les caravanes en provenance de différentes régions du Soudan se rassemblent près de la frontière égyptienne pour ensuite continuer leur route sur Abou-Simbel, puis Daraw. Et pour les caravaniers, le désert n’a plus de secret, surtout pour ce qui est des points d’eau et de pâturages. «A cause des conflits entre tribus à Darfour, la route est très dangereuse. C’est pourquoi nous avons décidé de contourner cette région pour éviter que des balles perdues ne touchent la caravane», explique Hagg Mahzouz. Les relations diplomatiques entre l’Egypte et le Soudan n’ont aucune influence sur l’ampleur du commerce. Selon Sérageddine Sadeq, responsable de la mise en quarantaine des chameaux en Haute-Egypte et en mer rouge, ce commerce a beaucoup augmenté dans les années 1990, époque où les relations entre les deux pays étaient tendues (environ 93 mille têtes par an). Aujourd’hui, et bien que les relations soient meilleures, seules 30 mille têtes par an sont mises en quarantaine. Une baisse qui s’explique par la hausse du dollar, devise dans laquelle les Soudanais convertissent les livres égyptiennes reçues de leurs ventes.
Selon les chiffres de la municipalité, le nombre d’habitants à Daraw s’élève à 97.000 personnes. Près de la moitié d’entre elles, issues de familles originaires de la péninsule arabique, comme les Gaafras, les Charifs, les Ababdas et les Anassaris, travaillent dans le commerce des chameaux. Quant aux familles d’origine nubienne (les Kenouz et les Vadiq), leurs membres sont pour la plupart fonctionnaires.
Dans ce village, le commerce des chameaux est le pilier de l’économie. L’animal sert d’ailleurs de monnaie pour les transactions. «Parfois, on paye la dot d’une mariée en chameau», confie Montasser, 23 ans, qui se marie l’été prochain. Il a dû offrir à sa belle famille quatre chameaux, soit l’équivalent de 30 milles L.E.!
Le marché au chameau, réparti entre grands commerçants au capital de 300 têtes et plusieurs petits commerçants dont le troupeau ne dépasse pas les 11 chameaux, est aussi l’endroit ou prospèrent plusieurs petits corps de métiers. A quelques pas de la bâtisse abritant les camélidés en quarantaine, le café du coin grouille de monde. Il est midi, l’heure de la pause. Des hommes vêtus de djellabas sont attablés. La manière avec laquelle ils nouent leurs turbans sur la tête détermine leur âge et leur tribu. La majorité d’entre eux vendent des cordages, indispensables à la maîtrise du mouvement des chameaux. Une autre catégorie de travailleurs, celle des porteurs et transporteurs, s’empresse de faire monter les animaux dans les camions. Même des agriculteurs font le déplacement jusqu’au marché pour y vendre luzerne et maïs. «Notre seul gagne-pain c’est le chameau», dit Ismaïl, un vendeur de corde. «Les propriétaires des hôtels qui accueillent les Soudanais, les cafés, les courtiers, tous font fortune durant les mois d’octobre et de novembre, moment de la récolte du maïs et de la luzerne», confie Hassan Ammar, intermédiaire entre vendeurs soudanais et acheteurs égyptiens.
A Daraw, qui signifie la maison du cheikh (Dar signifiant maison et aw cheikh en nubien), c’est la coutume qui régit les relations commerciales. Mohamad, revendeur égyptien, et Eiwada, commerçant soudanais, sont en passe de conclure un accord. Les négociations vont bon train sur le prix de vente de 10 chameaux. «Je te les laisse à 70.000 L.E., ce sont des chameaux de guienani de très bonne race. C’est mon dernier mot», lance Hagg Eiwaida. «Trop cher! Réduit un peu ton prix. Je ne suis pas certain de pouvoir les vendre rapidement et il va donc falloir que je les nourrisse», rétorque Mahmoud. Quelques palabres après, le marché est finalement conclu, sans aucune garantie d’exécution. Mais Hagg Ammar assure que la tradition du marché exige le respect des droits d’autrui. Personne ne peut remettre en cause la vente de son voisin une fois que l’accord de principe a été formulé. «Une vente, c’est comme une fiancée, elle est réservée à une personne. Si un autre ose demander sa main, il est mal vu et très critiqué par son entourage. De plus, en cas d’impair, la tradition veut que le maglis orfi se réunisse. C’est un conseil formé des personnes âgées et qui tranche un différend selon des coutumes ancestrales inspirées par la tradition et l’éthique de cette société tribale, très différentes des lois appliquées en Egypte», explique Hagg Ammar. Commerce en danger
Mais la source de revenus que constitue ce commerce risque d’être mise à mal par un décret qui stipule que le bâtiment de mise en quarantaine se dressant aux alentours du marché soit transféré à Abou-Simbel, située à environ 70 km au sud de Daraw. D’après Sérageddine Sadeq, quand le bâtiment a été construit en 1948, le village était encore isolé. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et cela constitue un danger sanitaire. «Comment un chameau peut-il parcourir 500 km à l’intérieur du territoire égyptien sansqu’il soit vacciné contre les maladies contagieuses. C’est un risque pour le cheptel. D’ailleurs, le droit international en la matière exige que la mise en quarantaine se fasse en dehors des régions à forte densité d’habitants», explique-t-il. Un avis qui ne semble pas être partagé par Ahmad Abdel-Latif, responsable de la mise en quarantaine à Daraw. Il estime que si les chameaux ont parcouru un aussi long trajet, c’est que les bêtes sont en bonne santé. Faute de quoi elles seraient mortes en cours de route. «C’est ce que l’on appelle la sélection naturelle», avance-t-il. Avant d’affirmer que depuis 20 ans il n’a jamais reçu un animal malade, les commerçants soudanais refusant le risque de perdre un chameau en cours de route.
Anxieux, les villageois ignorent ce que l’avenir réservera si le souk est transféré à Abou-Simbel. Des rumeurs selon lesquelles un homme d’affaires influent chercherait à attirer de la main-d’œuvre pour un de ses projets circulent dans le village. Mais sans ses chameaux, sa quarantaine et son marché, Daraw perdrait toute son âme. La source: Al Ahram Hebdo, Egypte, hebdomadaire. Une publication du groupe Al Ahram destinée aux francophones.